samedi 12 septembre 2009

Le décret qui insulte toute une profession

Ils sont au cœur de l’action publique locale. Leur nombre est évalué approximativement entre 1500 et 2500 professionnels œuvrant pour l’analyse et la prospective territoriale, la gestion territoriale du droit des sols, ainsi que pour l’animation, le pilotage et la conduite de projets urbains et territoriaux. Habitat, transport et mobilités, commerce, renouvellement urbain et politique de la ville : au côté des élus, ils mettent en forme le projet territorial de nos villes, de nos agglomérations, de nos intercommunalités (et même de nos départements). Ils sont urbanistes. Au sein de la fonction publique territoriale, ils exercent le plus souvent avec le grade d’« ingénieur territorial », un grade statutaire qui n’est pas censé recouper les sciences et les techniques de l’ingénieur.

Depuis l’entrée en vigueur du Décret n°2007-196 du 13 février 2007 relatif aux équivalences de diplômes requises, les diplômés en urbanisme, dont l’immense majorité est issue de formations universitaires, ne peuvent plus candidater au concours d’ingénieur territorial. L’argument ? Leur diplôme ne présente pas le caractère scientifique et technique requis pour exercer à ce grade au sein de la fonction publique territoriale. Une pure discrimination pour les centaines de diplômés des instituts d'urbanisme qui veulent pratiquer leur métier au sein de nos collectivités locales. Une véritable insulte pour les 2000 urbanistes qui y exercent. Doivent-ils comprendre qu’un géomètre expert, un ingénieur de la voirie ou un architecte est plus compétent qu’eux pour piloter une direction de l’urbanisme ? Et qu’ils peuvent quitter la fonction publique territoriale ou se cantonner à l’instruction des permis de construire?

Justement, pour Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et à Sciences Po, la commission d’équivalence des diplômes du Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) s’appuie une directive européenne définissant le métier d’ingénieur, « ce qui est surprenant car le titre d’ingénieur territorial équivaut à un grade, ce n’est pas un métier » (La Gazette des Communes, 29 juin 2009). Le chercheur y voit la perspective d’une fonction publique territoriale à deux « vitesses », formatée par quelques grandes corporations d’ingénieurs et de « grandes écoles ».

Au delà du dénigrement des diplômés de l’université par ces corporations d’Etat, cette nouvelle donne pose véritablement un problème de gestion des ressources humaines dans nos collectivités territoriales.

Si l’on peut comprendre le « légal-rationalisme » des services administratifs du CNFPT (qui ne font qu’appliquer un très mauvais décret), on ne peut en revanche que déplorer l’esprit même du décret. Celui-ci ne remet-il pas en question le principe de libre administration des collectivités locales ? Car dans cette affaire, c’est bien une administration centrale (inspirée par on ne sait quelle corporation) qui décrète que seuls les géomètres experts, les ingénieurs et les architectes détiendraient « le socle général de compétences » nécessaire à la conduite d’une politique locale d’urbanisme, alors même que la réalité démontre l’inverse. Ce sont les profils généralistes, issus des instituts d’urbanisme, formés à la transversalité du métier, qui sont les mieux à même de fournir aux élus une ingénierie de l’aide à la décision en urbanisme adaptée. Les nouveaux défis posés par le Grenelle de l’environnement renforcent même les besoins des collectivités locales (intercommunalités en tête) dans le domaine de la prospective territoriale, de la planification du droit des sols et de la conduite de projet territoriaux et urbains (SCOT, PLU, PLH, PDU).

En plus de l’interprétation caricaturale par l’Etat de ce qu’est aujourd’hui l’exercice du métier d’urbaniste en collectivités locales, c’est aussi une certaine conception re-centralisatrice de l’action publique à laquelle nous avons à faire. Certains observateurs ou experts des politiques publiques (comme Renaud Esptein) parlent à juste titre d’un « gouvernement des collectivités à distance ». Alors que la réforme de nos institutions territoriales est lancée, serons nous enfin en mesure d’aller jusqu’au bout de la décentralisation ?