dimanche 29 avril 2012

Géographie du vote FN : une forte dimension territoriale


Après le premier tour de l’élection présidentielle de 2012 qui a vu le Front National parvenir au niveau le plus haut de son histoire avec 18% des voix et 6,5 millions de suffrages exprimés, les analystes se succèdent sur les grandes ondes pour apporter leurs éclairages sur la signification de ce vote ("protestataire" ou "d'adhésion"?).
Depuis maintenant une semaine, les analyses politiques des "grands éditorialistes" tendent à "nationaliser" ce vote FN, les premiers commentaires des journalistes ayant fait état d’un petit "21 avril 2002" sans discerner de dimension territoriale nette.
Ce n'est pas ce que montrent les cartes et notamment celles de la rédaction du Monde.fr qui a eu la lumineuse idée de mettre en ligne sur son site Internet une cartographie du rapport de force à l’échelle communale. 
En effet, la publication de ces résultats du premier tour à l’échelle de la maille départementale ne permet pas d’apprécier la forte dimension territoriale du phénomène, l’échelle départementale opérant comme un  "masque" sur son intensité. C'est surtout un découpage administratif qui ne correspond pas à la réalité des espaces sociaux et politiques (voir les analyses de Globe ici).
« Parler d’échelle, c’est justement admettre qu’autre chose que la taille change quand change la taille », nous dit le géographe Jacques Lévy, auteur d’une analyse géographique du vote FN de 2002 à l’échelle des 354 aires urbaines françaises. Ce travail avait mis en évidence la très nette concentration de l’électorat frontiste au sein des espaces périurbains.
C’est justement à l’échelle fine, celle des aires urbaines, des bassins d’emploi et des communes que l’on peut apprécier à sa juste mesure le phénomène de déclassement des territoires et le sentiment d’abandon des électeurs qui y résident. C’est à l’échelle de la zone d’emploi que les travaux de Laurent Davezies conduits pour l’AdCF et la Caisse des Dépôts avaient mis en évidence la très forte dimension territoriale de la crise économique de 2008-2009. Les premiers impacts territoriaux de la crise de 2008-2009 avaient ainsi montré la très forte vulnérabilité des bassins d’emplois manufacturiers, ces territoires plus fortement exposés aux restructurations (de par leur spécialisation sectorielle) ayant subi un « sur-choc », pour reprendre l’expression de Laurent Davezies.

Et que nous disent les cartes de ce premier tour de l’élection présidentielle de 2012? Que, certes, le FN enregistre une progression par rapport à la précédente élection présidentielle de 2007 (10%), mais que l’expression de ce vote reste nettement concentrée et localisée. En d’autres termes, nationalement, le FN retrouve un niveau comparable à celui de 2002 (17%) et finalement assez proche de celui de 1995 (15%). Mais à l’échelle locale en revanche, la cartographie électorale souligne une sur-concentration flagrante du vote Marine Le Pen à l’échelle des bassins d’emploi industriels les plus touchés par la crise économique (celle qui sévit depuis 2008) et notamment les territoires manufacturiers du quart nord-est de la France : un arc s’étendant du Nord de la Franche-Comté et de la Lorraine à la Picardie en passant par la Champagne-Ardenne (voir les scores dans les départements de l'Aube et de la Haute-Marne).
Les cartes interactives du Monde.fr, à l’aide de « filtres », permettent ainsi de localiser les communes où le vote FN est supérieur à 25 et à 30% des voix (bien au dessus des 18% enregistrés à l’échelle nationale) dans des territoires où Marine Le Pen fait jeu égal avec les deux candidats qualifiés pour le second tour. Ces cartes sont saisissantes :

Là où le Front National dépasse 31,4% des suffrages exprimés :
Cliquer sur la carte pour zoomer
Source : Le Monde.fr


Là où le Front National dépasse 24,5% des suffrages exprimés :
Cliquer sur la carte pour zoomer 

Source : Le Monde.fr


En déclin démographique, ces régions du Nord-Est ont également été plus exposées que d’autres par la révision générale des politiques publiques et le ressac de la présence de l'Etat (fermetures de sites consécutives aux réformes des cartes judiciaire et militaire), sans toutefois que l’on puisse établir une parfaite corrélation explique dans Acteurs publics Luc Rouban, chercheur au Cevipof et spécialiste de la fonction publique : « Il est difficile d’établir un lien direct entre les effets de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et le choix électoral des citoyens. Prenez le département de la Moselle, l’un des territoires qui ont le plus souffert de la réduction des effectifs de l’État avec des fermetures d’hôpitaux, de casernes et de tribunaux. Marine Le Pen y atteint le score très élevé de 24,7 %. Mais à l’inverse, dans le Lot ou la Charente, contrées également impactées par le recul des services de l’État, le score de Marine Le Pen est beaucoup plus bas (13,4 % et 17,7 %). On le voit, tout cela est très complexe. Le vote Front national est tout à la fois lié à la sociologie des électeurs et à l’accumulation d’éléments tels que la RGPP, le taux élevé du chômage, les restructurations industrielles et une forme de paupérisation des territoires. Ce qui peut entraîner une exacerbation momentanée du vote protestataire. » On citera notamment le cas emblématique du bassin sidérurgique à Gandrange, traumatisée par la fermeture de son aciérie en 2009, où la candidate FN talonne François Hollande (28,15% contre 29,69%) ou encore Florange, toujours dans le Val de Fensch, dernier carré de la sidérurgie lorraine où Marine Le Pen arrive également en 2e position (25,69% des voix).

Laurent Davezies observait en septembre 2010 lors de la remise de son rapport que ces "territoires roulent aujourd’hui sur des pistes défoncées. Ils n’ont aucun amortisseur pour rebondir. Et ce ne sont pas les coupes de la RGPP dans les effectifs de l’État territorial (restructuration militaire, réforme de la carte judiciaire, etc.) qui permettront de développer une économie domestique. Combiné à l’érosion de leurs finances publiques, ce ressac de la présence publique s’apparente même à une triple peine. Ces territoires seront-ils demain placés sous perfusion?"  
A l'inverse, dans un territoire comme celui de la Vallée de l'Arve (large vallée reliant Chamonix à Genève sur 40 kilomètres où s'étendent des centaines d'usines qui concentrent près de 10 % de l'industrie mondiale du décolletage), la poussée du FN est endiguée autour de 20%, comme à Cluses (20,7%) ou à Bonneville (20,51%). Bien que violemment frappée au cours de l'hiver 2008-2009 par la crise du secteur automobile (dont les usines de décolletage de la vallée sont très dépendantes), choc qui s'est traduit par la destruction massive de l'emploi intérimaire (augmentation du taux de chômage de 60% entre le 2e trimestre de 2008 et le 2e trimestre de 2009), la croissance est repartie dans la vallée depuis janvier 2010 (avec l'appui des collectivités publiques et la mise en réseau des PME).

Les cartes des résultats de ce 1er tour permettent aussi d’apprécier l’ancrage "historique" du vote FN dans les terres du sud de la France, comme le rappelle la géographe Béatrice Giblin (sud de la vallée du Rhône et Gard rhodanien, arrière pays provençal, Alpes-Maritimes, vallée de la Garonne) et sa progression dans les périphéries du grand bassin parisien (outre la Picardie, l'Eure-et-Loir, les territoires ruraux et périurbains de l’Orne comme le Perche, une partie de la vallée de la Seine et de l’Eure, les espaces ruraux de la région Centre et de l’est du Loiret).

> Signalons également le travail du laboratoire ESO de l'Université du Maine-CNRS dont la cartographie électorale a été réalisée à partir d'un lissage des données communales (scores en pourcentage pondérés selon la carte par le nombre d’inscrits ou le nombre de suffrages exprimés), consultable ici : http://eso-gregum.univ-lemans.fr/spip.php?article178 et, pour le vote Marine Le Pen, ici http://eso-gregum.univ-lemans.fr/IMG/pdf/F_le_pen2012.pdf